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"Comme un poisson sans bicyclette" : pour que les zygomatiques ne s’arrêtent pas là

3 Février 2024, 00:54am

Publié par hugo 🏳️‍⚧️🏳️‍⚧️🏳️‍⚧️🏳️‍⚧️

 LES GRENADES

"Comme un poisson sans bicyclette" : pour que les zygomatiques ne s’arrêtent pas là

© Alice Piemme

il y a 11 heures

Temps de lecture5 min
Par Virginie Jortay*, une chronique pour Les Grenades
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C’est non sans humour, et avec références féministes, que Virginie Thirion, autrice bien connue de la scène francophone, intitule son dernier projet Comme un poisson sans bicyclette, présenté au Théâtre Océan Nord.

Une belle brochette d’acteur·ices endossent rôles et personnages qui vont remonter à la source de mécanismes familiaux qui titillent. Le début est brut et annonce un propos enjoué : aucune fioriture, un ton détaché et rapide, deux sœurs assistent à l’agonie de leur mère. L’une est l’autrice ; l’autre est sa sœur. Alors que cette mère n’en finit pas de ne pas mourir, ses deux filles découvrent qu’elles ne sont pas dépositaires de la même histoire familiale.

Pour l’une, la vision est romanesque voire romantique, pour l’autre, elle est sombre et jalonnée de drames. Et, faut-il le reconnaitre, la matière à récits ne manque pas : une arrière-grand-mère tenancière d’un bordel militaire près de Troyes, une grand-mère morte à 20 ans qui laisse une fille sans père, cette orpheline devenue mère raconte des versions bien différentes de l’histoire à ses deux filles… et la voilà qui meure.

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2020
C’est sur l’étonnement de ces versions antagonistes que commence la plongée dans une enquête en recherche de vérité. L’autrice – interprétée par une jeune comédienne, Émilie Flamand – porte son personnage avec une candeur affirmée.

Incarnerait-elle cette nouvelle génération qui n’accepte plus ce monde actuel qui perpétue ses violences et systèmes de dominations, sans que personne, ni hommes ni femmes, n’éprouve la nécessité de devoir le changer ? C’est presque dit, mais pas vraiment souligné : Virginie Thirion avoue une forme de complicité passée et ressent le besoin d’affirmer sa solidarité envers les femmes de tous les âges.

Ne pas rester passive dans cette déferlante qui dévale sur nos scènes, se remettre en question et s’inscrire dans un courant : "En explorant les secrets et les silences qui jalonnent quatre générations de femmes dans sa famille, l’autrice pose une question : et si l’appui au combat féministe passait par l’examen et la réappropriation de notre propre histoire et de nos origines ?"

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Plongée dans l’Histoire
À défaut de sources, voilà la troupe lancée à la recherche de possibles. À partir des éléments connus, les personnages créent leur théâtralité et le récit va se complexifier pour créer des trajectoires crédibles.

Pour cela, il leur faut se replonger dans l’Histoire et imaginer ce que pouvaient vivre ces femmes, ou plutôt, cette arrière-grand-mère-là, dans les conditions de sa classe et des événements extérieurs qui l’ont traversée.

Ce premier personnage est très réussi : dans les années 1890 et suivantes, la Grande guerre. Privées de leurs hommes enrôlés dans l’armée, les femmes assument tous les rôles mais à leurs retours (s’ils reviennent) les campements militaires envahissent aussi les campagnes (ici Mailly-le-Camp, au nord de Troyes).

La population bascule dans une situation où les femmes deviennent très minoritaires et facilement des proies. Leurs survies obligent ; l’arrière-grand-mère deviendra maquerelle. Si ce genre d’histoires est connu pour certain·es, la voir jouée et remise dans le contexte des oppressions de l’époque, redonne une place aux oubliées.

J’ai voulu que la destinée des femmes de ma famille soit l’écho, l’amplification de nombre de destinées, comme elles rendues invisibles par l’histoire, du peu de place laissée aux femmes

La proie
Pour protéger sa fille de ses clients, l’arrière-grand-mère la place en service chez des bourgeois progressistes. Mais voilà cette pauvre petite (la grand-mère d’autrice) prise dans le jeu des puissants. Le maître et son fils incarnent la rapacité et, solidarité masculine oblige, c’est le déplié de toutes les justifications de l’abus (de corps et de classe) qui s’empare alors du plateau.

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Alors que, jusque-là, les paroles étaient essentiellement portées par des voix de femmes (par les actrices Loli Warin, Coraline Clément, Anne Romain et Emilie Flamant, ponctuées d’inserts référentiels à des écrits féministes énoncés par Caroline Berliner), le récit bascule du point de vue des dominants. Les acteurs entrent dans le jeu et, forcément, tout bascule.

Parfaits dans leurs rôles, Jean-Gabriel Vidal-Vandroy et Arthur Marbaix vont se repaitre de cette jeune fille. Elle se suicidera à 20 ans, laissant derrière elle une petite. Cette enfant deviendra la mère qui était en train de mourir, et qui a enclenché le point de départ de l’écriture du spectacle, cette mère qui aura dit à une de ses filles que la sienne était morte d’amour (récit numéro un) tandis qu’à l’autre, elle aura lâché qu’elle s’était pendue (récit numéro deux).

Déploiement
Dans la remontée du temps qui se déroule devant nous, c’est le passé le plus loin qui nous émeut le plus. Narré dans et avec complexité, il donne à voir et entendre les fantômes oubliés.

Mais plus on remonte dans le temps, plus la forme s’alourdit de discours complémentaires, comme cet extrait de Toute une moitié du monde d’Alice Zeniter, et on sent le fil du récit se disperser et l’implicite, véhiculé par les chaînes de générations, ou de reproductions, n’est que peu développé.

Pour comprendre, par exemple, le lieu d’où s’est écrit ce spectacle aujourd’hui, il aurait peut-être fallu que l’autrice, mais surtout le personnage de l’autrice sur cette scène, soit développée au même titre que ses prédécesseuses ? L’esquive du collage féministe final sur un des murs du décor ne suffira pas à résoudre cette question. Mais ce n’est pas grave !

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"Toute une moitié du monde" d’Alice Zeniter, ou le besoin de représentations féminines

C’est en route
Car ce qu’on retiendra de ce spectacle, ce sont les questions posées et partagées ; ce sont les recherches et les mises au travail qui se déroulent pour nous et devant nous ; c’est aussi la certitude que les récits ne peuvent plus s’écrire comme avant. Quelle joie que de voir les questions féministes devenues désormais incontournables. On ne sera jamais assez pour bousculer ce monde que nous leur avons laissé.

Alors, que tout le monde s’y mette, dans le temps qui lui est propre, est plutôt rassurant. Assister à la bascule des narratifs est un impératif. Exploser les mythes devient une question écologique, au même titre que celle de notre survie. Nous existons et nous avons nos histoires. A voir, résolument !

Informations pratiques
Au Théâtre Océan Nord, du 30 janvier 2024 au 10 février 2024.

* Touche à tout dans le domaine des arts de la scène, Virginie Jortay a réalisé des spectacles de théâtre, des mises en voix et en espace, des décors sonores. Enseignante à l’INSAS et à l’ESAC, elle a décidé en 2013 de mettre de côté sa pratique artistique pour diriger le cursus de formation supérieure en arts du cirque de l’ESAC à Bruxelles. Elle enchaîne la fin de son mandat avec la direction des études et de l’insertion professionnelle au Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne. C’est en 2021 qu’elle publie son premier roman, Ces enfants-là, aux Impressions Nouvelles. Depuis, elle décide de consacrer son temps à ses propres projets et retrouve le plaisir de ses activités artistiques passées.

Si vous souhaitez contacter l’équipe des Grenades, vous pouvez envoyer un mail à lesgrenades@rtbf.be

Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.


https://www.rtbf.be/article/comme-un-poisson-sans-bicyclette-pour-que-les-zygomatiques-ne-sarretent-pas-la-11323234

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