Julia Ducournau, Palme d'or : "J’essaye d’être libre en tant que cinéaste et en tant que personne"
Elli Mastorou
Publié le mardi 27 juillet 2021 à 12h21
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"Titane : Métal hautement résistant à la chaleur et à la corrosion, donnant des alliages très durs." Voilà en quoi consistait le synopsis officiel du film de Julia Ducournau lors de sa présentation au festival de Cannes. On ne s’essayera donc pas à le résumer, histoire de garder le mystère et la surprise entiers – mais dans ce synopsis laconique, tout est déjà dit : dans ‘Titane’, il sera donc question de métal et de feu, de froid et de chaleur, de vie et de mort… et d’un alliage très particulier issu de la collision de ces deux (id)entités (Agathe Rousselle et Vincent Lindon pour ne pas les nommer).
Dans son fond comme dans sa forme, le film est conçu précisément pour résister aux classifications : mêlant l’amour et le gore, la tendresse et la mort, la démesure (dans les images) et la simplicité (dans les dialogues), ou encore le rapport au corps et à l’identité, ‘Titane’ joue sciemment sur plusieurs genres – ceux des humains comme ceux du ciné.
C’est sans doute aussi pour cela qu’au Festival de Cannes, ce film avait divisé les festivaliers, entre cris d’horreur et cris de joie. Alors quand, au terme d’une cérémonie de clôture chaotique, Spike Lee a annoncé que la Palme d’Or lui revenait, le choc était aussi grand des deux côtés. Qu’on adore ou qu’on adhère pas, impossible de rester indifférent devant ‘Titane’, qui provoque des réactions physiques par la force de ses images ; c’est aussi cela qui fait du film une pure expérience de cinéma - et c’était déjà le cas de ‘Grave’, son film précédent : là où certains ont vu de la provocation, on a ainsi vu une artiste fidèle à ses obsessions.
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Deux jours après son sacre cannois, Julia Ducournau était en Belgique pour présenter le film en avant-première. Un événement pas du tout fortuit, puisque c’est chez nous que le film a été coproduit, via les liégeois de Frakas Productions. Les Grenades n’ont pas raté cette occasion de rencontrer la deuxième réalisatrice ‘palmée d’or’ de l’histoire du ciné (après Jane Campion, ex-aequo pour ‘La Leçon de Piano’).
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Sur la forme comme sur le fond, ‘Titane’ semble vouloir échapper aux classifications. Il y a une volonté de sortir du genre…
Julia Ducournau : Absolument, sortir de tous les genres. Du genre féminin-masculin, très clairement. C’était important de rendre compte que pour arriver à cet amour absolu entre les deux personnages, à cette acceptation totale, la question du genre n'est pas du tout pertinente. Aux yeux de Vincent (Vincent Lindon, NDLR) le genre d’Alexia (Agathe Rousselle, NDLR) ne la définit pas : est-ce qu’elle est humaine ? est-ce qu'elle est une femme ? Qu'est-ce qu'elle est ? Ben à la fin, on s'en fout. Ce qui est important, c'est qu'il ne veut pas qu'elle parte. Y a que ça qui compte.
Quand le tueur est un homme, on n’explique pas pourquoi : il est comme ça, point barre. "Oui, bon, c'est un homme violent, OK." On part du principe que la violence ne fait pas partie des femmes
On dirait que cette phrase vaut pour votre film aussi, que beaucoup ont essayé de définir : est-ce un thriller ? une romance ? Un film d’horreur ? On s'en fout, au final…
Effectivement, je n'aime pas qu'on essaye de mettre mes films dans une case – c’était déjà le cas pour ‘Grave’. Et c'est vrai que pour moi c'est un vrai geste vers la liberté, en tant que cinéaste et en tant que femme, de me dire que mon genre sexuel ne définit pas ma personne, et que mon genre cinématographique ne définit pas mon travail. J'essaie d'être libre en tant que cinéaste, et en tant que personne : libre de choisir ce que vont devenir mes films, et de ce que moi je vais devenir.
Alexia, l’héroïne du film, est un personnage froid et dur, auquel les spectateurs et spectatrices ne peuvent pas vraiment se ‘connecter’ : c’est un défi…
Oui, c'est vraiment la gageure du film, de s’ouvrir avec un personnage avec lequel on ne peut pas s'identifier moralement. Surtout que je n’explique pas pourquoi elle est comme ça. Mais elle reste une personne, et je veux qu'on la suive, parce que je veux qu'elle nous amène vers son humanité. Et je veux qu'on accepte aussi qu'elle peut devenir ce qu'elle a décidé de devenir, quoi que ce soit, et qui que ce soit. Mais à partir du moment où on est capable de stopper son jugement moral, et qu’on essaye de faire l'effort de ressentir ce que ressent l'autre... Je pense que c’est possible. Bien sûr, j'essaye par tous les moyens de faire en sorte que ça arrive, mais ça nécessite une forme d'abandon chez le spectateur. Mais j'ai très foi dans le cinéma, dans ses outils, et dans la capacité d'abandon du spectateur.
Du coup la ‘connexion’ au personnage ne passe pas par l’aspect ‘mental’, mais par le physique…
Oui, par son corps, beaucoup. A travers une expérience douloureuse que son corps va traverser, et vis-à-vis duquel elle est aussi vulnérable que n'importe qui. Elle y réagit à sa manière, parce que c'est quelqu'un qui a une pulsion de mort permanente. Mais néanmoins, je pense que face à l'expérience du corps, il y a une égalité qui se fait entre nous et elle. Je pense que c'est par ça qu'on peut essayer de la ‘choper’ - même moi en l'écrivant, c'est comme ça que j'ai pu rentrer dans ce personnage.
Vous dites ne pas vouloir expliquer la violence d’Alexia. C’est un choix ?
Oui, je n’avais pas envie de donner d'explications à pourquoi elle est comme ça. Mais ce qui est sûr, c'est que je voulais faire accepter l’idée qu'une femme peut être violente. Ça c'était important, pour moi. A part ‘Monster’ (de Patty Jenkins avec Charlize Theron, NDLR), il n’y a pas eu je pense beaucoup de films sur des tueuses…
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…En tout cas peu qui ont ce genre de parcours (Charlize Theron a eu un oscar pour ‘Monster’, NDLR)…
Exactement. Et en fait je me dis, c'est drôle, parce que j'ai l'impression qu'on a davantage tendance à expliquer [la violence] pour les femmes. Comme s'il fallait absolument trouver une raison pour rationaliser cette violence. Alors que quand le tueur est un homme, on n’explique pas pourquoi : il est comme ça, point barre. "Oui, bon, c'est un homme violent, OK." On part du principe que la violence ne fait pas partie des femmes, que celles-ci ne sont que dans la rondeur, la douceur... Ça, ça me révolte. Par exemple, le fait qu'on n'ait pas la même appréhension de l'espace public, en tant qu'hommes et en tant que femmes, je trouve ça complètement dingue. Personnellement, j’en ai parlé avec des amis hommes - surtout à partir de #MeToo d'ailleurs, parce qu'avant c'est un truc qu'on disait plutôt entre filles. Et c’est comme si on vivait dans deux mondes différents. Ce n'est pas normal. Et je ne comprends pas que ce soit un acquis social, comme si c'était normal. C'est un tel déséquilibre, c'est une telle charge mentale pour les femmes, ce truc, à vivre au quotidien, de réfléchir à comment on s'habille, si on prend nos baskets dans notre sac, le truc des clés... Tous ces trucs de merde ! On ne devrait même pas devoir penser à ça, pourquoi tout le monde trouve ça normal ? C'est pas normal !
Pour le rôle d’Alexia, vous avez vu des personnes de tous les genres. A quel moment vous avez décidé que ce serait Agathe Rousselle, qui n’a jamais tourné au cinéma avant, et pourquoi ?
A la base, il fallait un visage inconnu, et androgyne. A partir de là, le genre, ça n'avait pas vraiment d'importance. Après le gros défi, c'est que travailler avec des acteurs non-professionnels implique énormément de travail derrière. Faire sortir des choses à quelqu'un qui n’a jamais joué avant, c’est pas facile ! Agathe je l'ai faite revenir plusieurs fois, parce que vraiment il fallait que je sois sûre de sentir une possibilité chez la personne de pouvoir s'abandonner - ce qui n’est pas évident. Après, elle a un physique très intéressant, elle passe très bien à l'écran, elle dégageait une présence très forte... C'est pour toutes ces raisons-là que je l'ai choisie. Et après, on a bossé, bossé, bossé... !
J'ai très foi dans le cinéma, dans ses outils, et dans la capacité d'abandon du spectateur
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© O'brother Distribution
Pour finir, comment avez-vous vécu la cérémonie du Festival de Cannes ? Vous avez entendu la gaffe de Spike Lee (qui a annoncé par erreur la Palme d’Or d’entrée de jeu) ou c'était une vraie surprise quand c’est arrivé ?
Non, j'ai entendu, et Agathe a entendu aussi : on s'est regardées on a fait ‘WHAT ?!’. Mais après je me suis tournée vers Vincent (Lindon), qui n'avait pas entendu, donc il m’a dit "Mais non pas du tout, il n’a pas dit ça’. Avec Agathe, on se disait, on n’a pas halluciné quand même... Mais c'était pas clair, du coup c’était un chaos énorme dans ma tête, et autour de nous, je ne suivais plus rien de la cérémonie ! Et comme je suis quelqu’un de naturellement sceptique, je me suis dit : "En fait il y a une erreur, je n'aurais pas dû être appelée !" (rires).
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‘Titane’, de Julia Ducournau. Palme d’Or 2021. Avec Agathe Rousselle, Vincent Lindon, Garance Marillier, Laïs Salameh… Durée : 1h48. Sortie ce 28 juillet.
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Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d'actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.
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