Annick Cojean, "Les proies dans le harem de Kadhafi" : Dutroux au pouvoir
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Ce n’est pas un livre, c’est une bombe. Il faut en imposer la lecture Ă tous les corps diplomatiques de tous les pays, Ă tous les bureaux politiques de tous les partis europĂ©ens et bien sĂ»r Ă tous les Français qui se croient « informĂ©s ». Portant le journalisme d’investigation Ă l’un de ses pics, Annick Cojean, grand reporter au Monde, a enquĂŞtĂ© sur place, Ă Tripoli, « prison Ă ciel ouvert », et arrachĂ© Ă des femmes libyennes les rĂ©vĂ©lations sur le sort que Moammar Khadafi (c’est la transcription correcte du nom,kha, dal, fĂ©, yĂ©) rĂ©servait Ă des fillettes de quatorze ou quinze ans dans les lupanars personnels qu’il avait organisĂ©s jusque dans l’enceinte de l’universitĂ© de Tripoli, comme dans son QG de Bab el Azizia : il les faisait enlever, par dizaines, par centaines, les violait et les droguait, avec la brutalitĂ© d’un soudard fou. Et il les faisait ensuite assister Ă ses Ă©bats avec des hommes. Puis il se servait du sang de la dĂ©floration pour des pratiques de magie noire. Des membres mâles de son gouvernement, avec lesquels il forniquait aussi, en faisaient autant avec les filles mises Ă leur disposition.Â
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Le récit détaillé de l’une de ces victimes, Soraya, qui ouvre ces pages hallucinantes, semble sorti d’une version contemporaine des écrits du marquis de Sade. Nul besoin d’être Père ou Mère La Pudeur pour en suffoquer : on en reste cloué. L’infamie de Khadafi dépasse l’imaginable et le range dans la galerie des monstres qu’on avait espéré close avec Idi Amine Dada et Pol Pot. C’était donc cela qu’on appelait un homme d’État, un hôte d’honneur qu’on autorisait à dresser sa tente dans les jardins de l’hôtel Marigny, épisode que n’auraient même pas imaginé les auteurs des turqueries du Grand Siècle ? Non, c’était Dutroux au pouvoir. Khadafi, chef maquereau aux postures théâtrales, bramant des discours tonitruants sur la condition de la femme dans les pays arabes et des références mensongères à l’Islam, avait organisé un vaste réseau de prostitution. Le destin fut clairvoyant : l’homme, si l’on peut appeler cela un homme, creva enfin dans une bouche d’égout.
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Insistons sur le fait que, sans l’audace et l’obstination d’Annick Cojean, ces faits n’auraient sans doute jamais Ă©tĂ© portĂ©s Ă la connaissance du public. En effet, « le sujet est tabou, on a dĂ» vous le dire, » lui dĂ©clara la seule femme membre du CNT, la juriste Salma el Daghili, pourtant pleine de compassion Ă l’égard des rĂ©cits prĂ©sentĂ©s par l’auteur. C’est-Ă -dire que les Libyens, mĂŞme les plus fĂ©rocement hostiles Ă Khadafi, ne l’auraient pas divulguĂ©.Â
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La leçon de ce livre est lourde à porter pour tous ceux qui, investis du pouvoir démocratique, sont chargés de traiter avec pareils personnages. Où s’achève la politique et où commence le politique ? Les services secrets de l’Occident, qui savent tant de choses, ignoraient-ils le vrai visage du commanditaire de l’attentat de Lockerbie, l’homme qui tyrannisa son pays pendant quarante-deux ans ? Et ils n’avaient pas informé les chefs d’État qui flattaient ce microcéphale enragé et lubrique ? Mais ce sont là des questions qui mériteraient une autre enquête. En attendant, félicitons-nous que celle-ci ait été faite.
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Gerald Messadié
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Annick Cojean, Les Proies dans le harem de Kadhafi, Grasset, septembre 2012, 325 pages, 19 €
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